Le podcast Tsukimi –  Episode 32, Murasaki Shikibu, dame de cour et écrivaine au XIe siècle.

Voilà, Tsukimi fait enfin sa rentrée, après de 8 mois de pause ! Nous inaugurons par la même occasion un nouveau cycle. Tandis que les interviews mensuelles vont continuer comme d’habitude, les épisodes courts quant à eux évoluent : nous allons cette année plonger dans l’histoire japonaise. Chaque épisode sera ainsi dédié à la découverte d’une tranche de l’histoire japonaise par le biais d’une figure historique dont je ferai le portrait.

Et pour inaugurer cette série, nous allons parler de ma figure historique japonaise préférée : il s’agit d’une dame de cour ayant vécu au Xe siècle, et qui est considérée comme l’une des plus fines plumes du Japon, car elle aurait écrit rien moins que le tout premier roman de l’histoire : nous allons dresser le portrait de la remarquable Murasaki Shikibu, autrice du Dit du Genji.

Lady Murasaki par Harunobu Suzuki, vers 1767.

L’une des premières romancières de l’histoire.

Murasaki est donc considérée comme la pionnière du genre romanesque. Pour vous donner de quoi comparer, dans la littérature occidentale, on considère généralement que le roman moderne naît avec Chrétien de Troyes. Or Chrétien de Troyes a vécu au XIIe siècle, soit un siècle plus tard que Murasaki Shikibu. Et non seulement a-t-elle composé un texte d’un genre totalement nouveau, mais encore son roman appelé « Le Dit du Genji » est un récit extrêmement long et complexe qui décortique les fluctuations du sentiment amoureux, et plus largement de l’expérience humaine, avec la plus grande finesse.

C’est doublement remarquable, d’un point de vue chronologique, car elle paraît incroyablement en avance sur son temps. Mais également considéré que Murasaki Shikibu ait accédé à la reconnaissance de son vivant, alors même qu’elle était une femme au cœur d’une société hautement patriarcale, même si à l’époque de Heian où Murasaki Shikibu a vécu, les femmes étaient plus libres qu’au XIXe siècle par exemple. Mais avant de nous plonger dans l’œuvre de Murasaki Shikibu, je vous propose d’évoquer le contexte.

Une figure de la période de Heian, 794-1185.

Murasaki Shikibu a vécu entre l’an 973 et l’an 1025 environ à l’époque de Heian, considérée comme l’âge d’or de la cour impériale. Celle-ci doit son nom au fait qu’elle soit basée à Kyoto, anciennement appelée Heian-kyo qui signifie « capitale de la paix ». L’époque de Heian fait suite à l’époque de Nara et commence en 794 après le déplacement de la capitale par l’empereur Kanmu, qui cherchait à fuir l’influence des monastères de Nara.

Cette période se caractérise par la domination du Clan des Fujiwara : le pouvoir n’est qu’en surface aux mains de la famille impériale mais ce sont eux qui en réalité le détiennent. Les Fujiwara sont des aristocrates haut-fonctionnaires d’Etat, qui dominent le jeu politique par le biais de choix stratégiques. Notamment une politique matrimoniale redoutablement efficace qui oblige les membres mâles de la famille impériale à se marier à leur filles. Ce qui fait que beaucoup d’empereurs de cette période ont pour mères des femmes Fujiwara.

L’ère de Heian est aussi considéré comme une période d’excellence dans la culture et dans l’art japonais. Elle correspond au moment ou l’identité japonaise se cristallise et trouve son propre langage. Après la phase d’imitation de la culture chinoise au cours des époques précédentes, l’élite japonaise adopte une attitude plus critique et montre la volonté d’affirmer « l’esprit du Japon ». En peinture, en calligraphie, en poésie, un style japonais s’esquisse. Avec, par exemple des thématiques récurrentes comme l’évocation de la nature et de ses 1001 métamorphoses saisonnières, pour illustrer l’impermanence de ce monde. Cette thématique est centrale le Dit du Genji.

Cette sophistication touche également les critères de beauté qui deviennent très codifiés. Les hommes et les femmes aristocrates poudrent leur visage et noircissent leurs dents. L’idéal masculin de la cour comprend une légère moustache et une fine barbiche. Mais comme souvent, ce sont les femmes qui sont le clou du spectacle. Elles se peignent une bouche petite et rouge, et s’épilent totalement les pour les redessinner plus haut sur le front. Elles arborent une longue chevelure noire, lisse et brillante qui tombe en cascade sur leurs épaules. Niveau tenue, elles revêtent une robe dite «  à douze couches » complexe, bien que le nombre réel de couches varie. Ces robes changent en fonction des saisons, suivant un système de combinaisons de couleurs représentant des fleurs, des plantes et des animaux spécifiques à une courte période calendaire.

C’est au cœur de cette cour des Fujiwara, et très certainement sous cet apparence extrêmement léchée, que notre écrivaine Murasaki Shikibu a évolué. Murasaki Shikibu est un nom de plume, et son patronyme véritable serait d’après les historiens Fujiwara no Kaoriko  (藤原香子), ce qui la rattache directement au clan dominant. Elle serait née à Kyoto en 973. Son père est un dignitaire de la cour et un poète, issu d’une branches moins prestigieuses de ce clan, ce qui l’inscrit dans des rangs intermédiaires de l’aristocratie, au même niveau que les gourverneurs provinciaux. A cette époque, les femmes ne bénéficient pas de l’enseignement du chinois, qui est la langue de la cour et du savoir ; toutefois ce n’est pas le cas de Murasaki dont le père artiste et érudit a probablement particulièrement soigné l’éductation. Elle se révèle très douée et se contruit peu à peu une réputation de femme d’esprit. Elle se marie avec un autre dignitaire du clan Fujiwara et donne naissance à une fille Daini no Sanmi, qui sera elle-même une poétesse connue. Elle devient veuve à peine 2 années après s’être mariée, puis elle devient dame d’honneur de l’impératrice Shôshi, l’une des deux impératrices-consort. Elle atteint ce poste probablement grâce à son talent d’écrivain. Car c’est pendant ces années de mariage, ou directement après, qu’elle écrit le Dit du Genji.

Murasaki Shikibu représentée ici dans un nishiki-e datant d’environ 1765 par Komatsuken.

Le Dit du Genji

Le Dit du Genji aurait été écrit en kana, « aurait » car le manuscrit original a disparu. Le kana est un langage et une écriture plutôt destiné à un public de femmes ou du moins de la sphère privée. Il autorise par la même occasion une certaine liberté concernant les thématiques abordées et le ton.

L’intrigue se déroule pendant l’époque de Heian, la même que son autrice. Le Genji est l’un des fils de l’empereur qui ne peut pas accéder au trône et que l’on suit dans les 54 chapitres, soit 1300 pages de l’oeuvre. Il est une sorte de Casanova pourvu d’une beauté extraordinaire, à la fois poète accompli et charmeur de femmes. On suit ses tribulations au sein de la cour, son amour impossible avec sa belle-mère Lady Fujitsubo, sa relation conflictuelle avec sa femme et ses multiples aventures amoureuses. C’est une œuvre extrêmement dense, avec  de 200 personnages qui sont pour la plupart désignés par leurs titres à la cour impériale, ou par des surnoms parfois poétiques, parfois plus cocaces comme Brume-du-soir, belle du matin, La Fleur dont se cueille la pointe, ou barque-au-gré-des-flots.

Si on prend en compte la date de l’œuvre, les sujets abordés sont très en avance sur leur temps : on se croirait à bien des égards dans La Princesse de Clèves version japonaise médiévale. Il y a la femme bafouée, le mari jaloux, les courtisanes jalouses de la favorite, le séducteur impénitent, la fascination du pouvoir, les différentes classes sociales, le pouvoir de l’argent.

Car au-delà de l’intrigue, ce qui distingue le récit de Murasaki Shikibu ce sont ses nombreux monologues intérieurs. Ainsi, Le Dit du Genji serait non seulement le premier roman de l’histoire, mais encore serait-il le premier d’un genre qui ne verra chez nous le jour qu’au XVIIe siècle : le roman psychologique. Le roman psychologique se définit comme une œuvre de fiction en prose qui met l’accent sur la caractérisation intérieure de ses personnages, ses motivations, circonstances et actions internes qui naissent ou se développent à partir des actions externes.

Après le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, il faudra attendre Cervantes et son Don Quichotte en 1605, soit 5 siècles plus tard.

La postérité

Quelle a été la postérité de l’œuvre de Murasaki Shikibu ? Heureusement, Murasaki Shikibu ne fait pas partie du cercle des poètes maudits. Outre le Dit du Genji, Murasaki a écrit un journal qui compile des anecdotes sur la vie à la cour de Heian.

Et dès sont vivant, l’autrice aurait connu un franc succès. D’ailleurs, Son poste de dame d’honneur lui aurait même été accordé afin de lui permettre d’écrire. Ensuite, le Dit du Genji devient un des thèmes de prédilection des peintres qui représentent les passages les plus fameux de l’œuvre. Puis au XIXe siècle, allant de paire avec la volonté de modernisation du Japon, l’œuvre tombe un peu dans l’oubli, avant de revenir sur la scène grâce à sa reparution en 1913 en japonais moderne. Il sera même par la suite adapté en manga. Aujourd’hui, Murasaki Shikibu est une personnalité très reconnue au Japon, et figure même sur les billets de 2000 yens.

Pour lire un extrait du Dit du Genji, rdv ici : extrait du Dit du Genji aux Editions Verdier. Petite précision sur cette lecture avant de terminer notre épisode : on parle dans l’extrait de Yô Kihi, ancienne favorite de l’empereur de Chine qui aurait vécu au 8e siècle. L’empereur en était tellement épris, qu’il accorda à l’entourage de sa bien aimée des postes de pouvoir, dont son cousin qui fomenta une rebellion. L’histoire d’amour se finit en tragédie digne de Roméo et Juliette, lorsque l’empereur, après avoir été contraint par l’armée à ordonner l’exécution de sa bien aimée, part retrouver son esprit avec l’aide d’un sorcier taoïste.

Bonne écoute !